La Sagesse – Charles Genoud

    Hier en fin d’après-midi, j’ai commencé à parler de la différence entre Samatha et Vipassana, entre la concentration et la sagesse. Pour être plus précis, la traduction de Vipassana est : vision pénétrante, menant à la sagesse. J’ai également donné quelques indications concernant le développement de la concentration, à partir d’un discours du Bouddha traitant en particulier des obstacles qui empêchent son développement. Je voudrais aujourd’hui ajouter quelques éléments au sujet de la sagesse, car j’ai été trop bref à son sujet.

    Imaginez d’abord qu’un texte soit écrit sur le mur d’une pièce. Celle-ci est dans l’obscurité. Il est impossible de lire le texte. Maintenant, nous allumons une bougie dans la pièce. Deux situations peuvent exister. Dans la première, la flamme est stable. La lumière éclaire la pièce et permet de lire le texte. Dans la seconde, à cause des courants d’air, la flamme bouge constamment. La lumière vacille et, malgré sa présence, le texte ne peut être lu. La concentration correspond à la stabilité de la flamme. Une question se pose alors : quel est le texte à lire à la lumière de la concentration ? Qu’allons-nous pouvoir réaliser, comprendre, voir clairement, selon le sens du mot Vipassana ?

    Ces derniers jours, j’ai abondamment utilisé le terme  » intimité  » pour parler de ce qui est mis en jeu dans la méditation. Cette intimité est le fait de pénétrer à l’intérieur de l’expérience sans s’arrêter à sa surface. C’est le concept, l’image qui nous laisse à la surface de l’expérience. Si on projette un concept ou une image sur une expérience, on se relie à eux et non à l’expérience elle-même, ce qui ne permet pas l’intimité.

    L’intimité est donc le fait de faire l’expérience sans intermédiaire, de se relier à elle sans concept. Toute notion de distance entre le méditant et l’expérience est créée par le mental, par le concept. Seuls un concept, une image peuvent créer cette distance. La pratique méditative va avoir pour effet de revenir à la simplicité, à un état situé avant que les concepts viennent interpréter les expériences.

    Dans la tradition mystique chrétienne il est dit : si on connaît Dieu à l’aide d’un moyen, d’une technique, on connaît la technique, mais on ne connaît pas Dieu. Cela veut dire que n’importe quel intermédiaire qui se situerait entre le mystique et l’expérience de Dieu constituerait un voile. De même, dans toute expérience, s’il y a un intermédiaire – concept, image – c’est un voile qui empêche la vision pénétrante, l’intimité, la réalisation profonde de la nature de l’expérience.

    J’ai évoqué le concept du temps que nous utilisons constamment pour structurer nos expériences quotidiennes. Si la notion du temps intervient dans notre méditation, si nous l’inscrivons dans la durée, cela revient à placer un voile permanent dans notre pratique. Il rend l’intimité impossible à quelque moment que ce soit.

    Une autre notion récurrente va également créer un voile permanent et rendre l’intimité impossible : c’est la distinction qui existerait entre un sujet et un objet. C’est le processus qui s’attache à faire des expériences avec la notion de moi, à s’approprier les expériences comme si elles étaient la possession d’un moi, ou la caractéristique d’un moi. Si cette structure existe dans l’expérience, cela signifie qu’il y a l’expérience plus un concept – la notion qui s’appelle  » moi « . Dans ce cas, la notion de  » moi  » est le voile qui empêche l’intimité et maintient l’idée de dualité. L’intimité, je le répète, n’admet pas de dualité, mais est au contraire l’unité dans l’expérience.

    Évidemment, la projection de la notion de moi dans l’expérience est très forte. Elle possède toute la force de l’habitude. Beaucoup d’attachements lui sont liés, que nous allons pouvoir explorer dans la pratique méditative, non point en partant en guerre contre le moi – ce serait ridicule – mais en s’autorisant, en se rendant disponible à une intimité qui ne croit pas, ou ne s’appuie pas sur la nécessité du moi. On ne le nie pas, mais on se rend disponible : peut-être est-il possible de faire l’expérience sans qu’elle dépende du moi ?

    Pour prendre un exemple : si le vent souffle, on ne cherche pas nécessairement un agent qui serait à l’origine du vent – un souffleur, qui soufflerait le vent. Le vent souffle, c’est tout. La dualité souffleur-vent n’est pas introduite. Pareillement, dans nos expériences, même si on dit  » je vois « ,  » j’entends « , la vision voit, l’audition entend, sans qu’une notion de moi aide en rien. Au contraire, elle vient empêcher une vision ou une audition plus intimes. Ajoutée dans l’expérience elle-même, la notion du moi est une entrave, un corps étranger.

    En général, dans l’expérience des émotions : tristesse, colère etc.… les émotions négatives sont plus un problème pour nous que les émotions positives : il est rare que quelqu’un se plaigne d’éprouver trop de joie, trop de béatitude, bien que cela puisse arriver. Il serait possible de s’attacher et de s’identifier à de telles expériences et peut-être pourraient-elles devenir un problème. Un problème plus subtil, beaucoup plus difficile à reconnaître que l’identification à la tristesse ou à la colère…

    Cette identification à l’émotion est un empêchement à l’intimité. Elle ne permet pas à l’émotion de terminer son cycle de vie et d’éclore dans quelque chose d’autre : elle rend le processus rigide. L’émotion demeure sans pouvoir terminer sa vie, ni se dissoudre dans une qualité de présence. Pour explorer cet aspect, la somnolence peut être très utile. Si, lorsque l’expérience se produit, je m’y attache :  » je  » suis somnolent,  » je  » suis fatigué … à ce moment, une sorte de solidification de l’expérience de somnolence intervient. C’est comme si tout mon être se résumait à cette somnolence, alors qu’elle n’est qu’une qualité particulière de présence. En elle-même, la somnolence n’a aucune capacité de nuire à la présence, de la transformer en quelque chose d’autre.

    Prenons un exemple. Nous allons voir un étang à l’orée d’un bois. Imaginons que nous soyons en automne. Si nous regardons l’étang, les feuilles de la forêt et les nuages du ciel vont d’abord nous apparaître. Une attention plus précise est nécessaire pour ne pas nous laisser distraire par leurs réflexions à la surface de l’eau, pour percevoir l’étang lui-même. Distraits par la réflexion des feuilles, des arbres, des nuages, nous demeurons dans leur perception, sans nous relier à l’étang. De même manière, dans l’expérience de la somnolence, si nous restons uniquement reliés, fascinés ou ennuyés par cette expérience, il nous est impossible de nous relier à la présence, présence qui se manifeste sous forme de somnolence.

    Regardez la statue dans cette salle, vous ne pouvez pas dire qu’elle ait somnolé toute la matinée. Enfin, je ne le crois pas ! Sans conscience, il ne peut y avoir de somnolence. La somnolence n’est qu’une teinte prise par la présence, sans que celle-ci en soit altérée. Si donc, par la pratique, nous apprenons à rester en intimité avec la présence, sans être fascinés par la forme qu’elle prend – la somnolence dans cet exemple – nous pourrons rester parfaitement présents sans que la somnolence constitue le moins du monde un obstacle. Tout comme nous pourrons voir l’étang, sans avoir besoin de couper la forêt.

    L’exemple de la somnolence nous permet aussi de comprendre comment méditer avec les émotions.

    Lorsqu’il y a de la tristesse, de la colère… si je reste fasciné par la dimension, l’aspect tristesse, colère, il est difficile de développer l’intimité qui va leur permettre d’achever leur vie pour ainsi dire, de passer à autre chose, de débloquer l’énergie contenue dans l’émotion -énergie qui est nécessaire à la présence. En général, face aux émotions, nous adoptons l’une des deux attitudes suivantes :

    La première consiste à s’en tenir à distance, car l’émotion fait mal. L’identification s’effectue non pas avec l’émotion mais avec celui, celle qui se tient à distance. Cela revient à se désolidariser de l’émotion en s’identifiant à une autre partie de soi-même. C’est une sorte d’anesthésie pour éviter de sentir. Évidemment, ce n’est pas le chemin équilibré qu’il est judicieux de suivre dans une voie spirituelle. L’anesthésie nous rend un peu semblable aux plantes ou aux légumes ! Même si, au premier abord, on peut paraître  » cool ou zen « , ce n’est pas du tout la manière de développer la qualité de présence menant à la sagesse ou à la liberté. Donc, cette première attitude consiste à s’identifier au possesseur et à se désolidariser de l’émotion.

    La deuxième attitude, au contraire, consiste à s’identifier à l’émotion : je suis triste, je suis en colère… Cette forme d’identification à le pouvoir de cristalliser toute l’attention, toute l’énergie de la conscience dans le phénomène auquel nous nous identifions : colère, tristesse… par le moyen du concept, de la notion de moi. Nous devenons la colère, la tristesse… Dans cet état, il n’est pas possible de rester sensible, ouvert à la dimension de présence, de conscience qui est la nature ou l’essence de l’émotion. Ainsi, dans ces deux attitudes, l’identification joue en sens contraire. Mais, dans un cas comme dans l’autre, l’équilibre est absent.

    La manière méditative consiste à rester relié à l’émotion : tristesse, colère, jalousie, joie, béatitude… ou toute autre, à travers la qualité de présence qu’elle traduit, présence qui, seule, permet à l’émotion d’exister. Ce faisant, l’émotion perd son pouvoir contraignant. Elle n’a plus d’importance. L’attachement, cette forme particulière de saisie, n’étant plus là, l’émotion peut achever son cycle d’existence et libérer l’énergie de conscience qu’elle avait captée.

    Il n’est pas besoin d’un état d’esprit ingénieux mais de doigté. C’est un travail d’artiste et non d’artisan. Il consiste à ne pas se laisser prendre par les mouvements habituels d’identification à l’émotion ou de distanciation pour l’éviter, mais à rester présent à l’émotion elle-même.

    Cette intimité profonde avec les expériences émotionnelles, sans être captivé par leurs formes ni par leurs manifestations, signifie qu’il n’y a pas d’attachement aux idées, concepts et réactions qui se produisent en nous en relation avec les circonstances, les évènements et les rencontres. Il est alors possible de faire l’expérience méditative dépourvue de tout concept.

    Posons-nous maintenant la question de ce que veut dire, techniquement parlant, développer la sagesse ? Est-ce découvrir quelque chose d’extraordinaire, exprimable en termes poétiques ou que nous allons retrouver dans les discours du Bouddha ? Techniquement, qu’est-ce que cela veut dire ? – quelle que soit la tradition bouddhique selon laquelle nous pratiquions. Il serait sûrement possible de dire : quelle que soit la tradition mystique, mais tenons-nous en aux traditions bouddhiques. Qu’il s’agisse de méditations zen, tibétaine, vipassana ou autres, elles ont certainement quelque chose en commun dans le développement de la sagesse. Cette chose essentielle est l’absence de saisie. C’est très clairement exprimé dans les différentes voies. Évidemment, ayant dit cela, nous allons nous demander : que veut exactement dire  » saisir  » ? On a tout dit et on n’a rien dit. Qu’est-ce que cela veut dire ?

    Cela permet de comprendre pourquoi l’expérience méditative, lorsqu’elle dépasse le niveau conceptuel, ne peut être exprimée en mots, puisque les mots, les concepts sont le propre de la saisie. Vouloir rendre compte d’une expérience méditative de liberté à l’aide de concepts, voudrait dire utiliser le propre du monde de la saisie pour exprimer ce qui est au-delà de toute saisie. C’est incompatible. Seuls les poètes, les mystiques, habiles dans l’emploi d’un langage qui se contredit, qui bafouent les règles du langage, vont tenter d’exprimer l’inexprimable par des mots. Mais, avec un usage ordinaire du langage, il n’est pas possible de décrire l’expérience méditative qui est au-delà du concept.

    Tout le sens de notre méditation revient donc, techniquement, à ne pas saisir – ce qui veut aussi dire ne pas conceptualiser. Dans la concentration il y a une saisie. Pour se concentrer, il faut saisir quelque chose, à l’exclusion de toute autre chose. Ce qui est saisi sera utile, mais devra en fin de compte être également dépassé. La concentration ne peut jamais mener à la liberté, puisqu’elle cultive une saisie particulière.

La sagesse – Charles Genoud

http://www.vipassana.fr/Textes/CharlesGenoud_4LaSagesse.htm

 

                            Quelque chose


À la recherche de l’indéfinissable, de l’impensable,

du temps présent…du passé et du futur….

On cherche toujours quelque chose….

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