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Jacques Salomé – La dictature du bonheur

   Il y a en chacun de nous, je le crois profondément, une aspiration légitime à vouloir être plus heureux, à être mieux dans sa peau, à se sentir plus à l’aise avec soi-même et avec les autres, surtout avec ses proches.

   En ce sens le bonheur peut se comprendre, non comme un état acquis mais comme un ensemble de ressentis positifs, de sensations bonnes, d’émotions pleines à atteindre. Le bonheur peut se concevoir ainsi comme une tentative vers un meilleur accomplissement de soi, comme une recherche, qui sera balisée par différents repères.

    Ce qui me semble correspondre le plus à ma sensibilité, dans ma propre quête du bonheur, c’est la notion d’accord. Accord au sens musical du terme. Un double accord, rarement atteint. Un accord en moi, entre ce que je dis et ce que je pense, entre ce que je fais et ce que je ressens. Un accord qui doit aussi pouvoir cohabiter avec un accord partagé par mon entourage immédiat. Car comment pourrais je me sentir heureux si je sens autour de moi du mal être, du désarroi ou de la souffrance ?

    Les autres ingrédients indispensables à la conquête du bonheur, varient selon les personnes. Pour certains, ce sera la certitude d’être en santé à l’abri de la maladie ou encore de jouir d’une sécurité matérielle et financière au présent et pour l’avenir. Pour d’autres, ce sera la possibilité de posséder une œuvre d’art, d’être le détenteur d’un objet rare ou de terminer un projet, une réalisation. Pour d’autres encore, ce sera peut être d’avoir le sentiment de se sentir aimé et d’être aimé.

    Pour ma part les ressentis qui me rapprochent le plus du bonheur, sont, quand je sens présentes et actives en moi, la capacité de m’étonner et de m’émerveiller, celle de pouvoir vivre l’instant présent sans me laisser parasiter par les situations inachevées du passé ou l’anticipation plus ou moins inquiétante de mon futur. Je crois que le bonheur se vit au présent dans un ressenti intense, dense, lié au plaisir, à la joie et au bien être intérieur.

    Ainsi quand je vois au marché, une religieuse en habit, prendre tout son temps pour choisir, dans un stand tenu par un magrébin, des petites culottes, oui des petites culottes ! Prendre du temps, pour en toucher la texture, la forme et discrètement les présenter devant elle pour en évaluer le tour de taille. Et que je vois le vendeur, lui tendant de nouvelles pièces, détournant pudiquement le regard, pour ne pas la mettre mal à l’aise. Je trouve ce moment merveilleux, il a illuminé toute ma journée.

    Quand j’entends une de mes filles dire à ses enfants : « venez je vous emmène au fond du jardin de votre grand père, on va écouter un concert de silence – mais il y a plein de bruits d’oiseaux, de cigales et même de grillons se défend Jeremy – justement c’est ça aussi le silence, tous ces bruits qu’on entend quand on se tait, les bruits de la vie ardente qu’on n’entend que si on leur prête attention

    Et le dialogue entre ces deux petites filles, qui discutent sur la plage en faisant un château de sable : « Tu sais que la maman de Sylvie est morte ! – Oui je le sais, mais c’est pas possible, moi je sais que c’est pas vrai, parce qu’une maman ne peut pas mourir ! ».
     Cette amie, metteur en scène et comédienne, me disait « le bonheur pour moi, c’est quand je peux donner une forme, un mouvement à la lumière qui est à l’intérieur de moi ».

    La dictature du bonheur, qui sévit aujourd’hui, n’existe que par la combinaison de quatre phénomènes :

• Une pression extraordinaire de la société de consommation (publicités, films, médias), avec une injonction latente « vous devez être heureux, sinon votre vie n’a pas de valeur ou de sens ! ».

• Le syndrome de l’instantanéisme, de l’immédiateté universelle, « vivre tout en même temps, au même instant » (j’embrasse ma femme et du coin de l’œil je console mon fils, tout en pensant à la visite technique obligatoire de ma voiture, qui roule depuis 11 ans et en même temps, et j’entends à la télévision que les inondations du Pakistan ont ravagé les habitations de 4OOO OOO d’habitants et qu’une mère à tué trois de ses bébés !). Tout se mêle dans une sorte de chaos sans point fixe. Alors je dois me raccrocher à ce petit bonheur, qui est d’avoir été épargné, d’avoir survécu à tant de désastres, survenus à autres ! « moi, quand même, j’ai échappé à tout ça. Je peux m’estimer heureux ! »

• Un état latent de frustration intime à l’idée de tout ce que n’avons pas, renforcé par la banalisation de ce que nous avons, considéré comme étant négligeable. Frustrations entretenues par les ressentiments autour de désirs qui s’enflamment, quand nous pensons à ce que certains ont, sans même l’avoir mérité !

• A cela s’ajoute une angoisse latente, qui habite beaucoup de gens. Une angoisse liée à la non confiance dans l’avenir et qui incite à s’engouffrer dans le présent, à la dévorer, à le consommer à toute vitesse, à vouloir n’en rien perdre, ne pas risquer de passer à coté de quelque chose d’important et, en même temps, l’obligation de tout vivre de façon parcellaire, morcelée, sans pouvoir vivre l’instant à pleine vie.

    La dictature du bonheur, qui se répand aujourd’hui dans quasiment toutes les couches sociales, me semble liée à un ensemble d’erreurs éducatives, commises à l’égard des enfants et des jeunes adultes. Au fait qu’ils ont été élevé dans l’ordre du désir ( et non dans celui de leurs besoins). Tout, tout de suite, sans contre partie.

    Cela se traduit par la nécessité, plus ou moins impérieuse de capter, d’étreindre à la fois l’être et l’avoir, de combiner ce que je suis, ce que je sens, ce que je veux, ce que je peux, ce que j’ai et ce qui me manque ! De vouloir « me sentir bien » en expérimentant des rencontres, en tentant de vivre le plus de « choses » possibles. De tenter d’acquérir un certain nombre d’objets ou de biens, non pour répondre à des besoins mais pour alimenter des désirs sans cesse en mutations.

    Il y a, depuis quelques années, l’émergence d’un véritable terrorisme relationnel, fondé sur la toute puissance du désir réclamant satisfaction immédiate. Avec le paradoxe suivant : l’enfermement dans une dépendance (qui ne sera jamais comblée) à des désirs « fabriqués », et la confrontation à des manques, confrontation assortie de beaucoup de frustrations inconscientes par rapport à mes propres besoins relationnels les plus vitaux.

    Les grandes marques automobiles, d’objets ménagers, d’informatiques, les multinationales du loisir, avec une habileté sans cesse renouvelée vont créer, stimuler de nouveaux désirs en apportant des réponses à des désirs qui n’existaient pas.

    La dictature du bonheur se nourrit d’une part, de la projection d’un manque (si je n’ai pas le déodorant « femme active » je ne serais pas perçu comme une femme d’affaire performante ! Si je n’ai pas le brushing et la coloration adaptée à mon teint, je serais moins désirée ! Si je n’ai pas le parfum « cours après moi que je t’attrape » j’aurais peu de chance de rencontrer l’homme ou la femme de ma vie !

    Et d’autre part sur l’idée que ce qui me rendrait heureux, est quelque chose qui serait à l’extérieur de moi, que je dois tenter d’obtenir et non sur quelque chose qui est déjà en moi et que je devrais laisser s’éveiller, cultiver, s’agrandir en moi et partager.

    La dictature du bonheur nous aliène plus que nous ne l’imaginons, car elle nous transforme en citoyens confortablement ou inconfortablement insatisfaits.

 

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